© Patricia Dorfmann
Massacre Innocent est le titre choisi par Baptiste Debombourg pour son exposition à la galerie Patricia Dorfmann. En supprimant l’article et l’adverbe de l’épisode biblique, l’artiste s’éloigne à dessein du temps d’Hérode et de Jésus. La trinité de ce carnage n’a pas d’époque : le soldat aveugle, l’enfant piétiné et la mère tordue de douleur composent une tragédie sans âge ; une formule pathétique que Picasso remet en scène dans Guernica et dont les photographes de guerre actualisent chaque jour le cliché. La plasticité des formes, leur capacité à s’insérer dans des scénarios différents intéressent en premier lieu Baptiste Debombourg. Des tanks envahissent le premier plan de son Massacre « aggravé » sur fond de ruine contemporaine.
L’histoire de la gravure démontre qu’une image fonctionne par sa faculté d’expansion, d’adaptation et d’assimilation. Par sa recherche d’un langage efficace, Baptiste Debombourg vise à l’évidence une puissance de frappe. La lisibilité immédiate de ses figures, la plasticité spectaculaire de ses sculptures impacte celui qui les regarde. Théoricien de la « survivance des images », Aby Warburg constate que l’«image pathos » figure au rang des immortelles1. Notamment celle où, « l’effort agissant et la souffrance sont unis en un moment ultime2 ». Cette description du Laocoon par Goethe peut aussi s’appliquer au couple extrait d’un Enlèvement des Sabines de Jan Muller que Baptiste Debombourg a reproduit à grande échelle pour le Prix Meurice. De guerre (des sexes) il est encore question, comme d’une torsion des corps exprimant celle des âmes.
Plusieurs travaux de Baptiste Debombourg abordent le thème de la compétition et du dépassement de soi3. En copiant les chefs d’oeuvres du passé, le graveur exposait son adresse et rivalisait avec les maîtres. Au XVIIIe siècle, le maître d’un atelier de dessin conseillait ainsi à ses élèves d’éviter dans la copie : « l’affectation, la négligence et la manière. » Il prévenait l’écueil d’une interprétation outrée et rappelait la nécessité d’une distance respectueuse à tenir avec le modèle. Les aggravures de Baptiste Debombourg bousculent cette hiérarchie des valeurs. Elles tiennent à la fois du jeu de massacre et de la fétichisation du modèle. Leur surface formant des remous accroche la lumière et scintille. Dans la mesure où l’exercice n’est pas seulement de copie, mais de réappropriation d’un modèle, l’idée de compétition apparaît, non exempte d’une agressivité masquée. C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre l’ironie contenue dans le titre d’une série de dessins intitulée «Tradition Of Excellence». Leur structure architectonique, proche des forteresses militaires de Vauban, dresse les contours de mines anti-personnelles, menaces invisibles de mort.
La mise à distance permise par le procédé mécanique de l’aggravure semble faire écho au masque Césium dont la forme fractale éclate le reflet de qui se place en face. D’après Nietzsche, « le « je » n’est qu’un mot, un pur résultat de surface d’un conflit hiérarchique en profondeur4 ». Il ne peut donc qu’emprunter des masques divers pour s’exprimer librement. Baptiste Debombourg puise dans l’histoire de la gravure comme dans un répertoire de formes, en une approche postmoderne de citation, de libre construction d’un langage polyphonique : le ressemblant orchestre une stratégie de glissements et de masques. Ainsi du portrait de Cornelis Van Haarle gravé par Jan Muller que l’artiste transforme en une possible représentation de Dieu. L’oeil grave autour duquel la composition se concentre semble juger le massacre dont il est le témoin.
Prenant le relais de l’oeil, une aggravure de main esquisse un geste de dénonciation. Mais sa gestuelle évoque surtout celle de la main de Dieu représenté par Michel-Ange dans la Création d’Adam de la Chapelle Sixtine. « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa » lit-on dans la Genèse. Toute une théologie de l’image en découle, faisant de la ressemblance et de la conformité au modèle un symbole de subordination au bien. Chez Debombourg, le faire oscille entre restauration « sur mesure » et saccage lié à la démesure ; celle que les Grecs appelaient « hybris ». Le paradoxe d’un geste destructeur (de défiguration d’un objet ou d’une image) allié à celui de la réparation qualifie sa pratique de sculpteur. Visible dans la forme finale des oeuvres, cette contradiction les présente comme résultant d’une suite d’obstacles et de problèmes à résoudre. Il est donc toujours question de lutte et de victoire tentée.
Ceci dit, la main patiente et mesurée de l’artisan est aussi présente dans ce rassemblement d’oeuvres. La référence à la pratique méticuleuse des graveurs y est constante et l’outil de réalisation des aggravures est un pistolet de tapissier. Le sac en plastique, réalisé avec David Marin, recouvert à la feuille d’or (significativement intitulé Marx) mobilise quant à lui une pratique artisanale on ne peut plus délicate et laborieuse. Et lorsque Baptiste Debombourg choisit d’indiquer le nombre d’heures de réalisation de ses pièces, c’est pour en valoriser le temps de travail. Tout est question de point de vue, la main qui massacre est aussi celle qui construit.
1 Aby Warburg ira jusqu’à tenter une « typologie des formules pathétiques » :
« enlèvement », « viol », « combat », « lamentation », « crucifixion » figurent parmi les « images pathos ».
2 J.W Goethe cité par Georges Didi- Huberman, l’Image survivante, p.208, éd. de Minuit
3 Citons Arc de Triomphe, 2001, Sculpture Vivante, 2002, Rangers, 2011
4 Sarah Kofmann, Explosion II, p. p.211, éd. Galilée, 1993
Texte écrit pour la galerie
Patricia Dorfmann