« You remind me of someone, any idea of who he might be ? » La question intrigue lorsqu’on sait que Michael Lindsay-Hogg (se) la pose souvent face aux portraits qu’il fait surgir obsessionnellement, sur tout ce qui lui tombe sous la main.
Les deux-cent cinquante portraits qu’il expose à la galerie Pixi ont été dessinés, souvent rehaussés à la gouache et au crayon de couleur, sur un même modèle de cartes épaisses trouvées chez un fournisseur de bureau, et bordées par un fin liseré de cuivre. L’ensemble ressemble à un jeu de sept familles extravagant, les cartes semblant parfois se répondre et s’incorporer à des sous-groupes. Une cohorte de personnalités le compose, issues d’un brassage culturel et social typique des grandes métropoles d’Europe et des Etats-Unis dans lesquelles l’artiste a lui-même vécu. Cette vie est la matière de son art.
Fils d’une comédienne irlandaise que le succès a conduit jusqu’à Broadway, aux côté d’Orson Welles qui propulse sa carrière, c’est avec le célèbre acteur, réalisateur et producteur américain, révélé à lui-même par le théâtre de Shakespeare, que Lindsay-Hogg apprend à travailler dès seize ans et joue ses premiers rôles. Puis il quitte le milieu du théâtre pour celui de la télévision, à Londres, où lui est confiée la direction de
Ready Steady Go !, la toute première émission musicale consacrée à la musique pop britannique. C’est une chance pour celui qui dit avoir été porté par une ambition qu’il ne savait où placer. Nous sommes en plein cœur des Swinging sixities et Londres est la capitale de la pop culture et de la mode. Âgé de vingt-cinq ans, Michael Lindsay-Hogg invente le concept du clip musical : filmer les stars de la musique dans un autre contexte que celui de la scène ou du studio d’enregistrement. Filmant des groupes aussi prestigieux que les Beatles, Les Rolling Stones, ou les Who, pour ne citer qu’eux, il transforme l’image du rock, ce n’est plus un divertissement télévisuel mais un art de vivre(1).
Depuis la petite ville de Hudson, dans le district de New York où il s’est retiré avec son épouse pour fuir la menace de contagion du Coronavirus, âgé de quatre-vingt-deux ans, Lindsay-Hogg semble s’être livré par cette série de portraits à une forme truculente d’introspection.
Que fait-il exactement lorsqu’il dessine ? Cette question est très probablement son moteur : « On croit avoir trouvé quelque chose mais la plupart du temps c’est quelque chose qui nous trouve. Il faut chercher pour être trouvé »(2), racontait le dessinateur Saul Steinberg au marchand d’art Jean Frémon.
Avec un humour souvent mordant, Lindsay-Hogg aborde des questions aussi variées que celles que posent l’identité, la quête de soi et les situations existentielles inconfortables qui nous exposent, le narcissisme, les vanités du jeu mondain, le couple et la volonté de domination, aussi bien libidinale que sociale.
Assurément, Michael Lindsay-Hogg cherche, il fouille, comme pour mieux les faire parler, les traits des multiples visages qu’il réalise de mémoire, avec l’obsession de ces artistes bruts qu’il dit admirer. Sa famille est celle des artistes qui cherchent avec les yeux. « J’insiste sur les yeux, écrit le peintre Max Beckmann dans son journal, en 1938, car rien ne serait plus ridicule et dénué d’intérêt qu’une représentation intellectuelle (…) sans cette effroyable fureur des sens pour toute forme de beauté ou de laideur visibles »(3).
On sent fort bien, par l’acuité mentale qui se dégage des dessins de Lindsay-Hogg, que les personnages qu’il invente sont les rejetons d’un assemblage complexe de faits d’observation et de vécus. Ils sont une façon singulière, efficace à force d’opiniâtreté, d’exprimer une présence au monde par ce qu’il en a vu. Si bien que devant ces portraits, on fait l’expérience d’éloquents silences qui « nous disent quelque chose » - You remind me of someone…- et on sourit souvent.
Incapable de lire avant l’âge de neuf ans, Michael Lindsay a très tôt dessiné et s’est visuellement familiarisé avec l’art du récit en dévorant des bandes-dessinées. Il se souvient encore du dessin d’une façade d’immeuble foisonnante de bulles rapportant les propos de ses habitants invisibles.
Lindsay-Hogg accompagne fréquemment ses portraits d’un court récit annoté manuellement, une amorce narrative dont il choisit attentivement l’extrait mis en partage, avec un sens aigu du
teasing. Cette histoire qu’il nous revient de compléter, il se l’est probablement racontée à lui-même pour faire surgir d’autres personnages de son subconscient, en une économie réflexive plus proche de celle qui travaille l’activité littéraire.
Le dessin de Lindsay-Hogg est faussement naïf, et très évidemment informé par sa fréquentation assidue de l’œuvre des peintres qu’il admire. Il a su regarder avec la même intensité les visages de ses contemporains que ceux des tableaux des maîtres. Son langage visuel décline les effets de style avec précision, il devient amusant, voire subtil, pour qui adhère à son monde parce qu’il a su le voir. Prenons par exemple la légèreté avec laquelle il dessine un éphèbe androgyne aux cheveux roses pâles qui déclare « I am 14 », faisant rayonner son visage dans l’aura mystérieuse et fragile de l’indéterminé.
Ce dessin se distingue radicalement du portrait d’un cowboy dont la saturation colorée de l’arrière-plan aux contrastes chromatiques brutaux et la raideur appliquée des touches de gouache traduisent l’état de tension nerveuse. Le style de Lindsay-Hogg est simple, mais non arbitraire et sûr dans ses choix, il donne à ses dessins un réel pouvoir de suggestion, de drôlerie et d’empathie.
Marguerite Pilven
Texte écrit pour l'exposition de Michael Lindsay-Hogg à la Galerie Pixi - Marie-Victoire Poliakoff, "Don't I know you from somewhere ?", 10 novembre au 7 janvier 2023Notes
1 L’exemple le plus célèbre est celui du concert des Beatles filmé en 1969, sur les toits du studio Apple Corps, à Londres.
2 Jean Frémon, L’éloquence de la ligne, entretien avec Saul Steinberg ; éd. L’Echoppe, 2021
3 Max Beckmann, Écrits, éd. Ecole Nationale des Beaux-Arts, coll. Écrits d’artistes, 2002