Lors d’une conférence donnée à la Sorbonne en 1959, Yves Klein déclarait ces mots restés célèbres : « mes tableaux ne sont que la cendre de mon art ». L’œuvre ne serait ainsi que le résidu d’une création consumée. Mais pas n’importe lequel : la cendre est ce qui reste d’un corps après sa purification par le feu. Lent, méthodique, sélectif, le processus artistique de Benoît Piéron s’emploie à créer les conditions d’existence de cette matière qui survit. Exhibant volontiers leur caractère d’assemblage, ses œuvres sont les points d’étape d’une pensée en méandre ; les allusions au voyage, au bivouac comme lieu d’ancrage temporaire y sont récurrentes.
Quelle que soit la forme empruntée, celle d’une tente, d’une cabane, d’un hamac ou d’un lit, la structure de l’œuvre semble exercer une fonction d’exosquelette, c’est-à-dire à la fois de support physique et d’enveloppe protectrice d’un corps. Mais on a beau chercher le corps, il n’y est pas. C’est dans cette absence qu’une interrogation survient.
L’œuvre serait-elle un appel à prendre corps, supposerait-elle la possibilité de sa forme toujours changeante, fonction d’un milieu d’apparition ? Ou bien ce corps se découvrirait-il au travers d’indices laissés dans son habitation supposée, à la façon dont les attributs faisaient autrefois deviner l’identité d’une sainte Agathe portant ses seins sur un plateau ? Regardons...
La première œuvre connue de Benoît Piéron, un lit, empruntait sa forme au baldaquin, avec ses courtines, ses colonnes et son châlit. Tendu d’une soie aux couleurs chatoyantes, ce mobilier dévoilait une face plus inquiétante dans l’horizontalité de sa couche. A l’endroit supposé du corps au repos, sur les draps et les oreillers, on trouvait des motifs « à la crudité inattendue : des os entrelacés, des crânes, des sexes féminins anatomiques. (1) »
D’autres indices faisaient de ce lit une alcôve pour la défloration, la procréation. Ce lit matrimonial évoquait tous les commencements et tous les drames liés au passage de la vierge à la mariée puis à la mère. Multipliant les allusions au corps féminin et à la sexualité, Piéron y faisait grincer la jointure entre corps intime et corps social.
Cette crudité parée qualifie d’autres œuvres de Benoît Piéron, tout comme elle caractérise par ailleurs les plantes carnivores et létales, souvent convoquées dans son œuvre, dont les atours pimpants camouflent la dangerosité.
Citons par exemple
Drosera. La plante d’ornement dont la sculpture emprunte le nom attire les insectes dont elle se nourrit en sécrétant une rosée qui la fait scintiller au soleil. Réalisée avec un assemblage de pétales de satin rose fixées à un cerceau de trois mètres de diamètre, la roue dentelée frappe par son efficacité formelle. Cette forme pure est cependant contrebalancée par son trou central – anal ? - depuis lequel partent des sangles tendues formant les rayons de la roue couleur lingerie. La superposition entre l’emplacement supposé du pistil, organe reproducteur de la plante, et l’orifice terminal de la décharge et du relâchement est aussi caractéristique d’une écriture plastique qui procède par raccourcis et retournements de sens. En une similaire intimité entre Eros et Thanatos, vie et mort, deux autres œuvres de Benoît Piéron associaient l’humus à la lingerie, la peau devenant cet interface invisible et néanmoins suggéré dans sa douceur, son incarnat et l’horizon de sa mort ; en 2007 avec la confection d’une tente qui reprenait la forme pendante d’une Benoite des rives, plante vivace poussant en terrain humide ; en 2014 avec La table, une table de salle à manger recouverte de terre, de succulentes et de petites culottes, dotée pour plafonnier d’une lumière horticole.
Maladie de compagnieL’humus et les déchets industriels sont les ingrédients du Prospect cottage, une œuvre grandeur nature que réalisa l’artiste britannique Derek Jarman (1942-1994), cinéaste, écrivain et jardinier. Malade du sida, hanté par l’idée de poison et de corps en sursis, Jarman s’est intéressé à des espèces de plantes poussant en zones radioactives. Il en a constitué un parterre devant une antique cabane de pêcheur noire de goudron qui fut aussi sa dernière demeure. Benoît Piéron lui rendra hommage en remplissant de terre des pilules en plastique transparent contenant des semences de ces variétés de plantes, pour un résultat visuel évoquant la médicalisation et la survie, mais aussi l’ingestion et la déjection.
Il usera également du goudron de cette maison, de la chlorophylle des plantes et de son propre sang prélevé à la seringue pour fabriquer des colorants destinés à la fabrication d’un squeezer, ce gros marqueur dégoulinant combinant cinq couleurs qu’utilisent les street artistes pour laisser leur signature sur les murs des villes.
Cet entrelacement de la vie et de la mort qui caractérise l’œuvre de Benoît Piéron a façonné ses premières années d’existence. Né avec une maladie génétique rare, il a grandi en milieu hospitalier de 3 à 6 ans. Depuis sa chambre et son lit d’hôpital, Piéron s’est très tôt exercé à la méditation et à la contemplation. Tenu à distance de son corps qu’on lui présentait par fragment, Benoît Piéron découvrait via l’imagerie médicale à quoi tenait le fonctionnement d’un corps que l’invalidité conduisait à analyser dans le détail. C’est depuis cette expérience éclatée d’un corps confié à la médecine que Benoît Piéron a construit un imaginaire. Dans son œuvre, le corps semble se décomposer, se démembrer méthodiquement pour se reconfigurer librement.
Un mélange d’émerveillement, d’étrangeté et de refus des normes le caractérise.
Son corpus actuel d’œuvres laisse déjà apparaître l’idée d’un corps éclaté, méticuleusement démembré et reconstruit comme une architecture ou une forme végétale. Piéron semble apporter un équivalent plastique à l’exploration froide et discontinue de l’organisme par la médecine, à l’expérience étrange, on ne peut plus intime, de son corps à la fois exhibé et confisqué. Par une œuvre qui intègre l’obscénité, appose le trivial et le cru, le ludique et le grotesque, Benoît Piéron met en question l’idée de normalité. Il parodie le discours médical en l’assimilant à celui de la pornographie, l’un et l’autre ayant pour conséquence inévitable d’exhiber le corps humain jusqu’à le réifier.
Tressages de surfaceEn contrepoint de cette objectivation du corps dont Piéron reprend l’obscénité se trouve chez lui une passion de la cosmétique, de l’ornement, de la parure, du déguisement et du queer, c’est-à-dire une revendication militante du corps comme « construction volontaire » (2) . Le « par-delà le bien et le mal » nietzschéen deviendrait chez lui un « par-delà le bon et le mauvais goût ». Marcel Duchamp disait que « le goût est l’ennemi de l’art ». Cet aspect qualifie bien des créations contemporaines dont l’affranchissement des critères esthétique rejoint celui des critères de classe. Chez Benoît Piéron, il s’agit aussi de faire de cette conscience aigüe de la réalité organique de son corps la condition d’un accès privilégié à l’ensemble du vivant par continuité et contiguité. La déconstruction du corps malade le conduit à développer un imaginaire de matières et de formes au contact de multiples formes de vie.
Il y a donc ce tressage indivisible de la vie et de la mort, et pour en contrebalancer la charge, il y a la cosmétique, le travail habile de draperie et de surface dans lesquels Benoît Piéron se spécialise. « Ah ! ces Grecs, ils s’entendaient à vivre : pour cela il importe de rester bravement à la surface, de s’en tenir à l’épiderme, d’adorer l’apparence (…) Ces Grecs étaient superficiels — par profondeur ! » écrivait Nietzche dans un passage du
Gai Savoir.
En travaillant la question du motif depuis de nombreuses années, au point d’avoir envisagé un temps créer une ligne de papier peint, Benoît Piéron a décliné sous de multiples formes cet art du repeat pattern qui consiste à moduler une surface en annulant tout effet de hiérarchisation entre les plans. La douceur des couleurs pastels des draps d’hôpitaux avec lesquels il travaille actuellement – nous y reviendrons - lui permet ainsi de parvenir à un jeu chromatique sans contraste fort et à l’obtention, par un travail de patchwork, d’un effet presque vibratoire de la surface. Dans des livres et au fil de ses voyages, il étudie la structure du mandala, celle des azulejos à Barcelone et des décors géométriques de l’architecture arabo andalouse lors d’une résidence de création à la Casa Velasquez. Il a tout récemment repris le dessin d’un motif funéraires persan une forme pour surpiquer un plaid de sa fabrication. Il s’intéresse également au dessin anatomique et à la structure – souvent géométrique - des végétaux.
Cosmétique de la survieD’enveloppe et de peau, il est beaucoup question chez Benoît Piéron. Lorsqu’il lui est donné l’occasion de réaliser son Lit dans le cadre des résidences de création organisées par Hermès, il opte pour l’atelier de soierie et l’art du tissage. Cette matière est proche de la peau que l’on compare médicalement à un tissu. Art de l’entrelacement, de l’enchevêtrement, le tissage est aussi ce qui permet d’imbriquer des éléments hétérogènes. Situé entre l’écriture et le dessin, il a cette forme ambigüe où le dessus et le dessous, le manifeste et le caché, se lient en surface pour former motif.
Parlant de cosmétique, Le rouge à lèvre que Piéron fabrique la même année avec une cire parfumée de lilas blanc et teintée avec son sang n’est pas sans rappeler le boudin autrefois réalisé par l’artiste Michel Journiac avec son sang et administré dans le cadre de sa Messe pour un corps. Piéron se grimait parfois avec pour sortir la nuit. Embellissement, clownerie provocante ou macabre, c’est une stratégie de survie par le camouflage. La cosmétique, c’est l’art de modifier l’apparence sans toucher à la structure intrinsèque. Maquiller le lieu du secret, la bouche qui se ferme ou qui rit.
Chez Benoît Piéron, comme chez Journiac dont la célèbre performance a lieu à deux reprises, en 1969 et en 1975, l’usage du sang exorcise un drame. Celui de Benoît Piéron, c’est sa survivance inexpliquée dans un service pédiatrique d’hématologie dont les enfants moururent des suites de l’affaire du sang contaminé. C’est en pensant à eux, comme en écho à la première crise sanitaire de l’histoire française, qu’il coud 10 masques faciaux avec des draps d’hôpitaux publics réformés.
Gainé par un ensemble de coutures, les masques se structurent géométriquement, de part et d’autre de l’axe nasal. Leur arrête marquée répartit une forme oblongue en facettes symétriquement organisées, à la façon d’un masque africain. Composé avec les quatre couleurs de draps réformés des hôpitaux publics, sa structure évoque aussi celle d’un blason, d’une armoirie. Les œuvres récentes réalisées aux couleurs de l’hôpital sont pour Piéron les possibles étendards de ces enfants disparus, et plus largement d’une communauté invisible.
Seul le grand malade peut avoir accès à la réalité complexe et multidimensionnelle de son corps, depuis la cellule à la masse osseuse ou musculaire, les flux respiratoires, les irrigations sanguines et rénales, les cavités corporelles…Ainsi extériorisé, analysé sous le prisme du fonctionnement vital, le corps est renvoyé à une réalité biologique qui n’est plus uniquement la sienne mais dont il partage la commune condition avec l’ensemble du vivant.
Sans doute est-ce depuis cette expérience là qu’il faut situer la plasticité si singulière de l’œuvre de Benoît Piéron et l’éventail de ses pratiques où le domestique et l’artistique convergent dans des processus accompagnant la vie : il élève des plantes sous couveuse, sculpte le savon et la paraffine, recueille le sang et filtre l’hémoglobine, recoud et surpique des tissus. C’est à l’appui de ce lent travail de restaurateur, d’alchimiste et de laborantin qu’il donne forme au voyage mental de celui qui a su se construire à distance de son corps, habiter le monde autrement. Piéron aime aussi forer dans le temps pour rejoindre celle, végétative, des multiples plantes qu’il cultive pour composer des jardinières. Il a par exemple reconstitué méticuleusement La grande touffe d’herbe de Dürer, avec l’aide d’un botaniste, qui en a identifié toutes les espèces.
Une hospitalisation récente l’a conduit depuis peu à se reconnaître dans les revendications d’un droit à la différence et à l’étrangeté portées par la culture queer. Depuis l’expérience d’un corps invalide et sa réappropriation par la pratique artistique, Piéron vise aujourd’hui un art qui pourrait résonner au-delà de la sphère privée pour donner corps et voix à une communauté invisible.
Marguerite Pilven, mars 2021
Texte paru dans le Magazine mensuel LAURA, soutenu par la DRAC Région Centre Val de LoireVisuel : Benoît Piéron,
La grande touffe d'herbes, after Dürer, depuis 2020, crédit photo B.Piéron
1 - Nous reprenons la description détaillée du texte d’Elisabeth Vedrenne, Nuit de noces, Cahier de résidence, Benoît Piéron à la Holding Textile Hermès, éd. Actes Sud,
Fondation d’Entreprise Hermès.
2 - Jean-Luc Moulène, entretien au sujet de Michel Journiac, Ouverture, la collection Pinault à la Bourse de Commerce, p.145, éd. Dilecta