Imaginée pour « Belleville Multiples », un événement organisé par Le Grand Belleville, l’exposition Dispersion·s trouve son inspiration dans ce propos de Vincent Dulom : « je ne multiplie pas, je divise ».
Son oeuvre multiple, Dispersions, s’inscrit dans l'économie particulière de la répétition qui a engagé de nombreux artistes sur la voie de la sérialité, de la variation et de la décomposition du mouvement, en une différence fondamentale d’attitude à l’égard des apparences visibles (1). En contrepoint de la traditionnelle mimèsis, il s’agissait, dès lors, d’étudier ce qui se manifeste sous des formes différentes, de l’oeil à la chose, ou bien en « montrant le mécanisme qui montre (2) », en « une idée, plus nettement imposée à la matière (3) », où « la finition l’emporte sur la facture et le tactile (4) ».
Bien que réalisée à l’imprimante, l’oeuvre de Vincent Dulom défait par sa remarquable complexité la disjonction, historiquement marquée depuis le 19e siècle, entre aura esthétique et dépersonnalisation de la machine. Son désir d’« interroger la lumière depuis le temps » (5), en vingt‑quatre stases chromatiques migrant du bleu vers l’or, « d’un hypothétique lever du jour à un non moins hypothétique coucher du soleil »(6), s’inscrit dans ce va-et-vient de la nature vers l’art, et de l’art vers la nature par quoi Léonard de Vinci disait apprendre à mieux regarder le monde.
Connaître le monde, c’est savoir le modéliser, ainsi que le rappellent les artistes Lena Amuat et Zoë Meyer en explorant les formes de représentations liées à la transmission des savoirs, du moulage antique à la maquette ou à la modélisation virtuelle. C’est avec malice qu’elles s’attachent aujourd’hui à mélanger les temporalités en superposant la diversité de ces formes très codées de la représentation et leurs finalités.
Le volume blanc qu’elles mettent en scène dans la série d’images intitulée On disappearing (Sur la disparition) fait partie d’une famille de « corps géométriques », des modèles, ayant autrefois servi à figurer de manière didactique des concepts mathématiques qu’elles photographient depuis 2009 dans les multiples réserves européennes des musées universitaires et d’histoire naturelle. En une approche à la fois esthétique et documentaire, elles dressent l’inventaire de ces reliques tombées en désuétude avec les évolutions de la science, toujours plus spécialisée, et l’apparition de l’outil informatique. Ici, l’objet devient le protagoniste d’un amusant théâtre de formes. La décomposition de l’image fait apparaître les invisibles manipulations numériques. Elle semble manifester par quelques incohérences sa résistance au mécanisme d’imitation du réel pour jouer sur l’idée de vraisemblance, ramener l’image à « ce qui semble vrai », à sa nature de simulacre plutôt qu’à sa fonction de représentation, où le double se substituerait au vrai.
La série des Phone (exposée à la Villa Belleville du 6 au 7 avril) confronte deux outils de diffusion d’images : la statuaire antique, dont on connaît l’importance pour l’enseignement dans les académies des beaux-arts, et le téléphone portable, outil de production d’images et de leur diffusion instantanée dans un territoire mondialisé. Réalisé en noir et blanc, le triptyque fait se succéder des arrêts sur images fictifs montrant en gros plan la main d’une statue antique qui lâche un téléphone portable, en une chorégraphie de stupeur ou d’effroi. Le verre du téléphone (déjà) brisé souligne l’effet de dramaturgie comme il suggère la temporalité
d’un film diffusé en boucle. Il est intéressant de rappeler dans ce contexte qu’au 19e siècle, la photographie en noir et blanc et les contraintes de l’imprimerie en couleur ont entravé la diffusion d’une statuaire polychrome et contribué à la constitution d’une culture visuelle assimilant statuaire antique et blancheur du marbre (7). « Aujourd’hui, malgré l’incontestable évidence de la polychromie de la sculpture antique, le blanc occupe encore le regard et l’imaginaire occidental. L’image de la statuaire antique prenant le dessus
sur "l’évanescence colorée" de ses traces archéologiques (8) ». Les questions de mémoire et de transmission apparaissent aussi chez Vincent Dulom, dont Bord conjure l’impossible image du génocide arménien et retient son souvenir dans un pourtour de silence.
Fasciné par la vieille science ouvrière et son monde de rites, Charlie Boisson s’est quant à lui attelé à reproduire, avec l’aide d’un forgeron, des moules à oublie, un objet d’artisan pâtissier situé « entre le moule à gaufres contemporain et le fer à hostie ecclésiastique (9) » dont les origines remontent au Moyen-Âge. Chez Boisson, il semblerait que la banalité matérielle n’existe jamais, que vie pratique et contemplation trouvent à s’entremêler sans cesse. Lorsqu’il photographie des outils de l’artisanat, c’est à travers des mises en scène soignées, parfois surréalistes, qui en amplifient les qualités sculpturales, soulignant notamment leur verticalité en les dédoublant par le truchement de miroirs. Ainsi ces objets se dressent face à nous, tels ces masques des musées d’arts premiers dont on n’oserait contester le droit d’exister. Nous pourrions rapprocher le rapport spirituel que Boisson entretient avec les objets de son élection de ce propos de Garance Chabert au sujet de Lena Amuat et Zoë Meyer, également fascinées par les reliquats de pratiques culturelles passées : « quels gestes performatifs mettre en place pour convoquer ces signes fantômes, vidés de leur valeur heuristique et héroïque mais encore nimbés de leur aura passée ? C’est là que se joue la mise en scène d’un décor spirite, et l’intérêt des chausse‑trappes, faux miroirs et doubles fonds (10) ».
Dans un texte consacré à son travail, Elsa Vettier faisait aussi remarquer, au sujet des moules à oublies présentés ouverts contre le mur : « accrochés à notre hauteur, ils nous font face. On pourrait presque imaginer qu’ils se referment sur nous, qu’ils chauffent nos deux joues entre leurs plaques et que s’y impriment les dessins dont ils sont ornés. (11)» Ce que Boisson parvient à produire en tant que sculpteur ou photographe, c’est à nous rendre les outils de sa curiosité étrangement proches, à en faire les médiateurs essentiels de nos activités transformatrices, les gardiens d’un point d’équilibre entre mesure et chaos qui aurait pour nom beauté.
1. Selon l’artiste Jan Dibbets, « sans l’apport des travaux de Muybridge (chronophotographie) et de Marey au cinéma, la rupture opérée par Warhol et le minimalisme n’aurait pas été
possible ». In cat. exp., Une autre photographie par Jan Dibbets, La boîte de Pandore, éd. Paris Musée, 2016, p. 68.
2. Le propos est de l’artiste Simon Quéheillard que j’ai visité à l’atelier en même temps que j’écrivais ce texte.
3. La distinction ainsi posée est de Tim Ingold.
4. Pierre Damien Huyghe, Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, Paris, Circée, 1999, p. 59-60.
5. Propos de Vincent Dulom.
6. Ibid.
7. Camille Béguin, Lise Renault, Eric Triquet, Entre blancheur et couleur : la statuaire antique face un déni patrimonial ?, revue Interrogations n°28, 2019.
8. Ibid.
9. Communiqué de presse de l’exposition de Charlie Boisson, Les moules à oublies, au Creux de l’Enfer, 2021
10. Garance Chabert appuie sa réflexion sur l’écrit de Jan Werwoert, « Living with ghosts : from Appropriation to Invocation in Contemporary Art », in Art & Research, 2007 (traduit dans Garance Chabert & Aurélien Mole, Les artistes iconographes, Villa du Parc / Empire Books, 2018).
11. Elsa Vettier, « La fonte des glaces », in Mémoire de l’oublieur, éd. Les commissaires anonymes, 2023.
Texte écrit pour le commissariat de l'exposition Dispersion.s réalisée à L'ahah et à la Villa Belleville dans le cadre du Festival Belleville Multiples, du 5 au 7 avril 2024