© Galerie Eva Hober
De la mythologie au fait divers, du dessin académique au gribouillage d’enfant, de Dürer à Walt Disney, le dessinateur Jérôme Zonder jette des univers les uns contre les autres dans de grands dessins figuratifs, à l’encre et au graphite, ainsi qu’avec des masques et des figurines, réalisés en papier mâché. Piochant dans une palette graphique qu’il souhaite la plus ample possible, Zonder place le spectateur en face de représentations où coexistent des styles hétérogènes. La pre- mière « violence » des dessins est stylistique. Elle disloque toute cohérence sémiologique pour la déglinguer en une fièvre cacographique.
S’emparant de symboles iconographiques forts, extraits de l’esthétique nazie, de l’univers de l’enfance et du dessin animé, Zonder revisite ces formes de narration dans ce qu’elles supposent d’innocence (dessins d’enfants, ligne claire) et de cruauté (réalisme, caricature), à travers des mises en scène à la tonalité gore où sexe et barbarie font bon ménage.
Avant de mélanger librement ces écritures, Zonder a pris le temps de les affûter une par une, en explorant leur logique de représentation, leur force intentionnelle et leur pouvoir de suggestion. Plutôt que des supports de récit, les procédés narratifs sont avant tout, pour l’artiste, des outils créateurs d’effets, comme on parlerait d’« effets spéciaux » au cinéma, capables de provoquer des impressions vertigineuses de réel.
L’un des ressorts des dessins repose sur le télescopage d’univers antinomiques, et la recherche de dissonances graphiques provoquant des clash visuels. Cette opposition des contraires cristallise dans les personnages d’enfants prédateurs qu’il met en scène. Faisant coïncider la naïveté et la bestialité, les enfants prédateurs représentent un espace impossible où des extrêmes se touchent. Un impossible que toute culture a su mettre en image pour s’en démarquer et se redéfinir du même coup dans les contours, rassurants, de son identité. L’enfant prédateur procède d’une logique de représentation similaire à celle qui mena au- trefois les grecs à fixer le buste d’un homme à l’arrière- train d’un cheval. Est- ce pousser trop loin que de comparer la figure du Centaure, violente et lubrique, à celle de l’Enfant Prédateur ? Pas si, au delà du relativisme culturel qui les inscrit dans des schèmes conceptuels incomparables, on perçoit ces créations comme des figures qui donnent corps au monstrueux, par un collage inouï.
Organisant l’espace d’exposition en un dispositif théâtral qui s’articule autour d’une marelle dessinée au sol, Zonder inscrit d’ailleurs explicitement ces tra- vaux dans un contexte universel de divertissement et de mascarade qui passe par le marquage préalable d’un territoire imaginaire. L’enfant dit « pouce » ou « pour du beurre » et les civilisations ponctuent leur calendrier de fêtes, pour interrompre « l’ordre du monde » et lui opposer « l’effervescence de la fête
1 », planifiant des carnavals où sont officiellement autorisées la transgression des codes sociaux et la levée des tabous. A l’échelle de leurs espaces spécifiques, mythes, fêtes populaires et jeux d’enfant fixent des règles qui contrôlent et per- mettent ces expériences d’altérité radicale que sont la confrontation du sujet à la barbarie, à la folie ou à la mort.
Zonder transpose ces expériences limites dans l’espace symbolique du dessin. Il explore les limites d’un langage graphique, le point où il bascule et s’aliène dans un récit polymorphe. En un principe similaire à celui de la marelle, il opère des sauts d’un espace symbolique à un autre et en éprouve les frontières. Le « ciel » et la « terre » qui ferment la marelle à ses extrémités redisent ce grand écart symbolique où Zonder circule, dans sa tentative obstinée de concentrer, en une vision, la somme des mondes, physiques et symboliques, qui nous constituent. Le pôle « ciel » s’accompagne du seul dessin abstrait de l’exposition. Exclusivement composé de cercle aux échelles variées, il déploie un réseau graphique complexe qui constitue, pour Zonder, une matrice de ses recherches plastiques, où apparaissent en germe les thématiques de la connexion, du réseau et du raccourci, de la transformation et de la recherche des limites, à l’œuvre dans tous ses dessins.
A l’autre pôle de la marelle, un « dessin noir », réalisé à la mine de plomb sur une feuille recouverte d’encre de chine, représente un cadavre. Ce dessin noir sur fond noir joue sur la notion d’irreprésentable et invoque ce mécanisme ima- ginaire qui consiste à fantasmer des images, celles de nos propres angoisses, qui nourrissaient la « peur du noir » de notre enfance. Revus sous ce prisme de la peur et de la paranoïa, les dessins de Zonder apparaissent aussi comme de fantastiques dispositifs sémiologiques où la tentative d’édification d’un discours scientifique, politique, éducatif ou religieux, face au vertige de l’inconnu, est parodiée avec force.
Au delà de la violence des sujets traités, le caractère dérangeant des œuvres de Zonder provient surtout de sa maîtrise, froide et musclée, de procédés de re- présentation graphiques dont il massacre sciemment la logique, pour construire un langage qui dit son impuissance à construire ce Grand Récit du monde dont rêvent les idéologies.
1 Roger Caillois, l’homme et le sacré, p.129, ed. Folio Essai.
Marguerite PILVEN, novembre 2009.Communiqué de presse pour la Galerie Eva Hober.